À son attachement pour le petit pays, pour la famille il joint une foi vive, une croyance ardente. Il est catholique de toute son âme, de tout son cœur. Il l'est simplement sans ostentation. Il se confesse, il communie régulièrement afin de se trouver prêt devant la mort qui guette. Sa foi procède d'une haute morale, d'un sentiment très élevé du devoir, d'une hauteur de pensée qui dépasse les cimes ! Il est catholique comme il est soldat, au demeurant, totalement.
Noël, le Nouvel an arrivent, apportant au bataillon les petites réjouissances que tous les soldats ont connues. Hélas ce sera pour le lieutenant GUYETANT le dernier Noël, les dernières joies. Quelques jours encore d'instruction, de remise en mains, d'attente puis brusquement, un beau matin de janvier c'est le départ pour les lignes.
Je revois encore à près de trente ans de distance ce départ matinal. La cour immense entourée de bâtiments de culture de la ferme de VILLEMONTOIRE, les énormes tas de fumier, les attelages de bœufs, les milliers de moutons bêlant à l'envie et dans ce réveil d'une sorte d'usine le rassemblement bruyant d'un bataillon qui sait ne pas devoir revenir au même point. Sur son cheval, un ridicule petit cheval bai brun, le colosse qu'était le commandant BIGET attend, la pipe entre les dents que les compagnies soient rassemblées. À la 6ème, celle que commande le petit lieutenant GUYETANT c'est l'affairement des grands jours. On s'assure n'avoir rien oublié, on serre les dernières courroies, on boucle, on s'interpelle.
Puis en colonne par quatre (c'était la formation de route à l'époque) on s'ébranle sur un commandement et après avoir défilé devant le commandant on dévale la pente sous la grisaille du jour. Nous parcourons les vastes étendues soissonnaises de ce pas mesuré et lent du fantassin français. Devant nous, à droite, à gauche de la route, des labours, des prés, des bois, des champs encore, paysage typique de la plus riche terre Française. De temps en temps un lièvre, des lièvres plutôt (car ils étaient nombreux) traversent les labours provoquant les lazzis des troupiers. On chante aussi, car l'étape sera rude, on blague, on parle du pays, de la petite patrie, des mille misères du soldat.
Où va-t-on ? Nul ne pouvait le dire. On se dirige vers le nord, on s'infléchit à l'est et jusqu'à midi les kilomètres succèdent aux kilomètres. Cependant, dans le lointain, le canon gronde, de manière continue. Chacun essaye de savoir, on parie pour un secteur, on parle d'un embarquement, on voudrait être sûr et toutes les hypothèses s'affrontent. On ne doute pas d'aller à la bataille et c'est au fond du cœur la petite angoisse que tous les poilus ont connue.
Ce que les troupiers ne savaient pas, ce que savaient bien vaguement les officiers, c'était la situation du front de la 6ème armée à laquelle nous appartenions. Le 10 janvier cette armée attaque au nord de SOISSONS pour la prise de l'ÉPERON 132 qui domine la plaine et se trouve aux mains des allemands. C'est une attaque furieuse, appuyée par toute l'artillerie de secteur. L'opération réussit d'abord et nos troupes s'emparent de la position. Pendant vingt-quatre heures elles s'y accrochent, s'y installent et croient y être solidement maîtresses du terrain.
Mais bientôt vient la contre-attaque. L'ÉPERON 132 est situé dans un bois que les obus ont ravagé, les mouvements sont rendus difficiles car l'Aisne est en crue, on se bat dans la boue, dans un terre bouleversée, un sol marmité qui devient un chaos. Nos hommes sont harassés et malgré nos prodiges de courage, refoulés au delà de la position. C'est alors que le commandement appelle la 44ème. Elle doit venir à la rescousse, reconquérir ce que d'autres ont perdu.
Aussi l'étape du 12 janvier devait-elle marquer dans les annales du 2ème bataillon. Après la grande halte, vite expédiée, le bataillon reprenait la route et vers huit heures du soir parvenait enfin à Soissons. La ville est sombre, un lourd silence pèse sur ses murs, coupé seulement du bruit des équipages et du grondement du canon. Les lueurs des coups de départ s'accentuent. Nous sommes là, affalés le long des trottoirs, près des faisceaux de fusils. On distribue en hâte du pain, du fromage, du vin puis l'on repart dans la nuit plus profonde. À neuf heures le bataillon traversait l'Aisne et quelques moments plus tard était rassemblé à l'intérieur de la grande verrerie de VAUXROT, au pied de la route qui conduit à la COTE 132. Je revois toujours un alignement de sacs, car on venait de nous avertir de notre intervention immédiate et on allait attaquer sans sacs de manière à être plus légers, ces faisceaux à la lueur de quelques lanternes, ces visages de poilus prêts pour l'assaut. Le commandant a rassemblé les officiers, les sous-officiers. Il leur indique le rôle dévolu au bataillon, la nécessité d'attaquer durement, la mission d'honneur qui nous est confiée. Il donne ses ordres et l'on revient vers les hommes.
Le lieutenant GUYETANT avec sa compagnie est en tête du bataillon. Par le bois, la gauche de la route il doit foncer, aller de l'avant et en liaison à droite avec le 60ème refouler l'ennemi. Louis GUYETANT se montre ravi de l'aubaine. Il a sa figure des grands jours, celle que devait avoir un Guynemer ou un Bournazel au moment du combat. À sa gauche la 5ème compagnie qui marchera à sa hauteur. Les 7ème et 8ème marcheront en soutien. Le commandant BIGET suit la 6ème avec sa liaison. De cette manière il dirigera mieux le combat. On se met en route. Il est maintenant trois heures du matin.
On escalade les pentes, on enjambe des cadavres, on serre davantage son fusil tandis que les obus français commencent à éclater devant nous. Bientôt une, dix mitrailleuses allemandes se dévoilent : les baïonnettes sont hautes, les coups partent. Un cri de "En avant" se prolonge parcourant la ligne : c'est l'assaut.
Louis GUYETANT, une fois de plus fidèle à la tradition des cyrards à mis le casoar au sommet du képi, il a enfilé les gants blancs, il a le revolver au poing. Il va se battre, donner l'exemple, être lui-même. La promotion de "Montmirail" peut être fière de tels hommes. L'assaut se poursuit irrésistible, les allemands surpris de cette violence hésitent et chancèlent. Les cadavres s'accumulent, les leurs mélangés aux nôtres, il y a des corps à corps furieux, des combats à la baïonnette, des cris, des hurlements de colère et de douleur et quand le jour se lève, un jour sale, gris, terne, dans un froid humide et pénétrant, la cote 132 est à nous mais à quel prix ! Le champ de bataille est un charnier. Des corps jonchent le sol, zouaves, fantassins, allemands ont arrosé de leur sang cette terre jamais satisfaite.
On se regroupe enfin, on se reconnaît, on essaye de remettre un peu d'ordre dans ce mélange d'unités. Le lieutenant GUYETANT parcourt la ligne, organise sa défense, établit ses liaisons mais s'aperçoit bientôt qu'il est en extrême pointe, à droite, à gauche, les unités voisines n'ont pas suivi à la même allure.
Les allemands qui ont sur nous l'avantage du nombre ont encore des troupes fraîches. Ils organisent une contre-attaque. C'est à ce moment qu'à mes côtés en voulant parcourir un boyau plein de cadavres le commandant BIGET est frappé d'une balle au ventre à bout portant. Il pâlit, s'affaisse, tandis que nous nous précipitons. Celui qui l'a tirée n'ira pas loin. Il est abattu aussitôt. Le commandant s'évanouit puis reprend connaissance. Tête sur des fusils, car il n'y a pas de brancard, on emporte ce magnifique officier. Il me tient la main. Il ne la lâchera plus jusqu'à la verrerie où nous le transportons. J'ai pu déboutonner la culotte, dégrafer la vareuse. La plaie est béante, les intestins à nu. Le commandant sent qu'il va mourir. Il me dit "Vous écrirez à ma femme, à mon ami Girod, vous leur direz que je suis mort en Français puis "Je souffre". Enfin, à la route un brancard est trouvé abandonné. On y installe ce beau chef que j'accompagne à la verrerie où on peut l'étendre sur un lit. Là le médecin vient l'examiner, se retournant il me dit : "Mon pauvre vieux, le commandant est perdu ! La péritonite est déclarée. Il sera mort dans quelques heures". Je laisse là mon commandant pour aller rendre compte au capitaine FRANÇOIS de la 7ème compagnie à qui il a passé le commandement du bataillon. Tristement je prends à travers bois, j'arrive au PC et rends compte. Un court moment fusent sur ma droite des cris "les boches attaquent" ! Je vois des vagues succéder aux vagues sur ma gauche. Le lieutenant GUYETANT a pu grimper sur un rebord de tranchée. Il a pris un fusil, il tire, il commande, tandis qu'autour de lui la bataille fait rage. Mais, bientôt d'un ravin je vois monter d'autres allemands. Dans moins de cinq minutes ils seront là, nous prenant comme dans une nasse. On tire sur eux, en vain, ils avancent toujours. Je vais aller le dire au lieutenant mais je ne puis en approcher. Il faut partir. À côté de moi le lieutenant Buffet du 60ème ordonne le repli de ses hommes et le nôtre. Nous nous glissons à travers bois.
Il était temps ! De toutes parts les allemands arrivent encerclant le malheureux bataillon que la mort de son chef a privé de direction. C'est à ce moment que Louis GUYETANT malgré son héroïsme tombe au milieu de ses hommes, inondant de son sang généreux la terre qu'il venait de conquérir tandis que l'ennemi faisait de nombreux prisonniers.
Pendant quelques heures on a pu nourrir l'espoir que tout n'était pas dit. Mais au soir du 14 janvier il fallut bien se rendre à l'évidence. Nos camarades n'en revenaient pas. Dans notre détresse un vague espoir subsistait : celui de le savoir prisonnier. Cette légende naquit et c'est ainsi qu'on pu croire au retour possible de Louis GUYETANT. Nul ne l'avait vu tomber. Ce n'est que par la suite, son corps n'ayant jamais été retrouvé qu'il fallut bien se rendre à l'évidence. Il était mort pour la France qu'il avait bien servie, comme il était tombé pour le Dieu de justice qu'il avait adoré.
On ne vous a pas retrouvé lieutenant Louis GUYETANT ! Vôtre corps s'est intimement lié à la Terre soissonnaise. Vous êtes tombé en héros simplement, donnant de tout votre cœur à la Patrie votre ardente jeunesse et votre sang comtois ; Votre âme s'est envolée vers ce Paradis réservé à ceux qui n'ont jamais eu rien à se reprocher. Vous avez été un exemple. Vous avez été le chef que vous rêviez d'être. Votre rêve était beau comme votre idéal. Votre mémoire ne peut qu'exalter les enthousiasmes et faire naître des vocations.
Et puis votre héroïque exemple n'allait-il pas servir davantage encore ? Le 24 janvier 1915, à peine aviez-vous disparu qu'un jeune homme, un enfant presque, de 17 ans, arrivait au front pour prendre votre place. Votre frère Paul(4) , cette "petite fille" engagé volontaire qui allait écrire à son tour une des plus belles pages de notre histoire.
Je vous ai bien connu lieutenant Louis GUYETANT mais j'ai mieux connu encore Paul, notre Paul. Il a été mon élève, il est devenu un ami, il a presque été mon frère et à écrire sa vie, sa courte vie les larmes s'échappent de mes yeux même après un si long temps. Tous deux vous étiez d'une essence spéciale, d'une trempe d'acier et vos esprits comptaient parmi les plus rares. Au moment d'aborder cet autre récit, les souvenirs m'assaillent en foule. Pour vous, Louis, la vie terrestre s'envolait, l'existence bien remplie était terminée et votre vie de soldat pouvait s'enorgueillir de la croix de chevalier de la Légion d'honneur si vaillamment gagnée.
À titre posthume elle vous a été donnée avec la citation suivante à l'ordre de la division :
"Le 13 janvier 1915, devant Soissons, a brillamment conduit sa compagnie à la contre-attaque dans un terrain miné d'obstacles de toutes sortes ; s'est solidement établi sur le terrain. Dans la nuit et dans la matinée du 14 a résisté grâce à son énergie, à son activité, à son ascendant sur la troupe, à tous les retours offensifs de l'ennemi. Est tombé au moment où son unité où restée sur place, ayant été encerclée, il tentait pour s’échapper avec sa troupe un effort désespéré.
La Croix de Chevalier de la légion d'honneur a été décernée à titre posthume à Louis GUYETANT"